JE et TU
de Martin BUBER. Editions Aubier Philosophie.
LES MOTS-PRINCIPES : pages 39, 40 et 41.
« Je considère un arbre.
Je peux le percevoir en tant qu’image : pilier rigide sous l’assaut de la lumière, ou verdure jaillissante inondée de douceur par l’azur argenté qui lui sert de fond.
Je peux le sentir comme un mouvement : réseau gonflé des vaisseaux reliés à un centre fixe et palpitant, succion des racines, respiration des feuilles, échange sans fin de la terre et du ciel – et de cette obscure croissance elle-même.
Je peux le ranger dans une espèce, voir en lui un exemplaire sur lequel j’étudierai la structure et les modes de la vie.
Je peux annihiler si durement son existence temporelle et formelle que je ne voie plus en lui que l’expression d’une loi – d’une des lois en vertu desquelles un conflit permanent de forces finit toujours par se résoudre, ou des lois qui président au mélange et à la dissociation des substances vivantes.
Je peux le volatiliser et l’éterniser en le réduisant à un nombre, à un pur rapport numéral.
L’arbre n’a pas cessé d’être mon objet, il a gardé sa place dans l’espace et dans le temps, sa nature et sa façon d’être.
Mais il peut aussi faire que, de propos délibéré et en même temps par l’inspiration d’une grâce, considérant cet arbre, je sois amené à entrer en relation avec lui. Il cesse d’être Cela. La puissance de ce qu’il a d’unique m’a saisi.
Point n’est besoin que je renonce à un mode quelconque de ma contemplation. Il n’est rien dont je doive faire abstraction pour le voir, rien que je doive oublier, au contraire ; l’image et le mouvement, l’espèce et l’exemplaire, la loi et le nombre, tout a place dans cette relation, tout y est indissolublement uni.
Tout ce qui tient à l’arbre y est impliqué : sa forme et son mécanisme, ses couleurs et ses substances chimiques, ses conversations avec les éléments du monde, et ses conversations avec les étoiles, le tout enclos dans une totalité.
Ce n’est pas une impression que cet arbre, ni un jeu de ma représentation, ni une valeur émotive ; il dresse en face de moi sa réalité corporelle, il a affaire à moi comme j’ai affaire à lui, mais d’une autre manière.
Ne cherchez pas à affaiblir le sens de cette relation : toute relation est réciprocité.
Aurait-il une conscience, cet arbre, et une conscience analogue à la nôtre ? Je n’en peux faire l’expérience. Mais parce que l’expérience semble avoir réussi sur vous-mêmes, voudriez-vous la recommencer et décomposer l’indécomposable ? Ce n’est pas l’âme de l’arbre qui se présente à moi, ni sa dryade, c’est l’arbre lui-même. »
LE TOI ETERNEL : page 131.
« Les yeux de l’animal nous parlent un grand langage. Par eux-mêmes, sans l’aide des sons et des gestes, plus éloquents quand ils s’absorbent tout entiers dans leur regard, ils expriment le mystère que la nature a révélé et enfermé en eux, je veux dire l’appréhension du devenir. Seul l’animal connaît cet état de mystère, seul il peut nous l’ouvrir – car c’est un état qui peut s’ouvrir mais non se découvrir. Le langage qui exprime ce mystère est identique au mystère qui s’y exprime : l’appréhension, l’émoi de la créature placée entre le règne de la sécurité végétale et le domaine de l’aventure spirituelle. Ce langage, c’est le premier balbutiement de la nature sous la première étreinte de l’esprit, avant qu’elle s’abandonne à lui pour son aventure cosmique que nous appelons l’homme. Mais aucun discours ne dira jamais ce que ce balbutiement sait communiquer. »