LA VOUIVRE de Marcel Aymé

16/08/2015 17:33

La Vouivre, De Marcel Aymé, éditions le Livre de Poche n°1230 (Pages 85 à 88)

  Arsène s’assit auprès d’elle et la contempla sans crainte de laisser voir où allaient ses regards. La pureté, la carnation du visage, le jaillissement des lignes, la grâce, l’aisance économe des mouvements, et tant d’harmonies qui se défaisaient sans cesse dans des harmonies nouvelles, tout en elle le surprenait comme au premier jour. Il y voyait réunis, formés et composés, d’insaisissables éléments de rêveries, qui flottaient parfois dans sa conscience et qui n’étaient rien de précis. La Vouivre le regardait en face, épiant sur son visage et dans ses petits yeux gris le témoignage de son émotion.

 «  Tu as peur qu’on vienne à l’apprendre dans ton village ? demanda-t-elle.

  - Il y aurait déjà çà. Mais ce n’est pas ce qui me retient.

 - C’est de l’enfer que tu as peur, (Pas de réponse.) Alors, tu crois que je suis une créature de l’enfer,

 - Faut pourtant bien que tu t’endeviennes de quelque part, fit observer Arsène.

 - Vous autres, Jurassiens, vous devriez le savoir d’où je m’endeviens. Si vous aviez un peu de mémoire, vous ne me prendriez pas pour une fille de l’enfer. En admettant qu’il existe, mais je ne l’ai jamais vu, le diable, pour moi, est un bien petit garçon.

 - Comment çà,

 - J’étais là sur ces plaines et ces monts Jura bien longtemps avant l’arrivée du diable et même longtemps avant la vôtre à vous, les hommes. Des milliers d’années, j’ai vécu seule avec les bêtes de la forêt, qui étaient toute la vie du monde.

 - Ca devait sûrement pas être bien gai, dit Arsène.

 - Des bêtes, il y en avait d’effrayantes, mais ce qui fait le plus peur à repenser, c’est le pays lui-même. Des forêts où la lumière n’entrait pas, des noues, des marais, des pourrissoirs grouillants de toutes les vermines, voilà le pays d’en bas. Je me tenais le plus souvent sur les monts, au bord des torrents fracassants, sur les rochers où la forêt ne mordait pas. Jour et nuit, j’entendais la voix des loups, des rennes, des aurochs, des ours, des rhinocéros, des mammouths.

 - Les chiens, ils sont souvent bien embêtants aussi, fit observer Arsène.

 Moi reprit la Vouivre, j’étais en avant de la vie, j’étais le modèle,  la forme où elle s’efforçait lentement. Je cherchais dans le  regard des bêtes la lueur de l’esprit, qui annoncerait la fin de ma solitude. J’attendais la venue des premiers hommes. Avec quel amour et anxieuse espérance j’ai conduit leurs premiers pas sur les plaines et les monts jurassiens. Mes chers monstres voûtés, aux genoux pliés, aux crânes surbaissés, je les ai menés par la main dans les grottes d’Arlay, de Rochedanne, de Gonvillars, de Rochefort à l’abri des fauves, du gel, des tempêtes. Ensemble, nous avons appris à faire le feu, à parler : «  Ga no crr  crr oua. »

 La Vouivre se mit à parler la langue des Jurassiens préhistoriques. D’une main. Arsène étouffa un bâillement. Par-dessus l’épaule, il jeta un coup d’œil sur la prairie. Au loin, la voiture arrivait près de la ferme. Dans cinq minutes, il se mettrait en marche, sans se presser, pour ne pas arriver trop tôt.

 « Ils me connaissaient bien, poursuivait la Vouivre. J’étais leur refuge et leur espérance. Ils m’appelaient la mère des hommes, la vie, la lumière, la terre, le soleil, la fontaine. Plus tard, en se multipliant, ces noms devaient donner naissance à des dieux. Fière de mes Jurassiens, je les voyais grandir et l’orgueil de leur vaillance et de leur industrie ne leur faisait pas oublier la part que j’y avais eue. J’étais avec vous dans vos cités lacustres du lac Chalain comme plus tard dans vos cités séquaniennes de Besançon, d’Abiolica, de Mandeure, de Segobodium, d’Arinthod. Les dieux changeaient de noms, mais c’étaient toujours les mêmes, la postérité que m’avait donné votre ferveur. A Lixavium, notre Luxeuil d’aujourd’hui, où déjà les richards de la Séquanie venaient prendre les eaux, vous m’adoriez sous le nom de Sirona, déesse des eaux, mais je me reconnaissais aussi bien en Minerve ou en Apollon. Le joli temps et qu’ils étaient beaux les hommes de mon pays ! Du diable, il n’était pas question. Ce qu’ils prêtaient à leurs dieux de force, de grâce, de noblesse, c’était le trésor de leurs espérances. C’était une promesse qu’ils se faisaient à eux-mêmes de les égaler un jour…

  • Je ne m’ennuie pas, dit Arsène en se levant, mais l’heure me presse d’aller. »
  •  La Vouivre se leva à son tour et dit en lui prenant les mains.

 «  Tu vois, je n’ai rien à faire avec le diable. Je suis une fille sans mystère. J’aime les bois, l’étang, la rivière, les saisons. Je suis sans souci, je vais mon plaisir et mes jeux, simplement. Il n’y a pas assez de mystère en moi pour abriter un démon. Le ténébreux, c’est toi. Dans ta tête de bois, tout noyé d’ombre et de brouillard. Mais depuis que les prêcheurs d’infini sont venus vous détourner de vos dieux, vous êtes tous comme ça, les Jurassiens.

  • C’est toi qui te fais des ides.
  • Je me fais idées, Ah ! si tu avais connu ceux d’avant ! Ils n’étaient pas comme vous de maintenant à se palper, à se regarder la conscience, à chercher en eux le premier bout de l’infini. C’est bien simple, ils s’efforçaient de me ressembler.